Le jour de mes 20 ans
Le plus grand jour de ma vie, celui où je ne serais plus une enfant, mais une grande personne. Toute la famille oeuvrait de concert pour préparer cet événement, nous étions tous affairés, soit ensembles, soit chacun de notre côté, à accomplir notre tâche afin que tout se déroule parfaitement bien. Je savourais à l'avance le moment où mon père, avant que nous ne nous installions à table, me dise de changer de place pour rejoindre les adultes. Shauna, cette petite peste, en était déjà jalouse, elle qui ne serait conviée à cette place que dans deux ans. Quand je parcourais les allées du village, pour aller chercher ce qui manquait, les gens me souriaient, ils savaient quel grand jour c'était pour moi, et moi, j'adorais leur regard.
Ce jour, je l'ai attendu si longtemps, les regards sur moi, tout ce que j'ai entendu dire sur les hommes, demain je serai désirée ou enviée de tous. Je ne sais pas qui je choisirai, ce que je sais par contre, c'est qu'ils me suivent des yeux.
Shauna, elle m'attend dans l'appentis, je doit y prendre le lait pour le baratter afin de faire le beurre. Elle m'agace de plus en plus. Pourquoi cette méchanceté dans ses yeux, dans sa voix ?
Trop tard.....pourquoi m'a t'elle poussée à bout ?
Je la contemple, étendue au sol, là où elle est tombée après avoir heurté le coin de la table de la tête. Je n'ai fait que la pousser quand elle m'a insultée, et là voilà maintenant gisante. Les autres arrivent, je ne peux pas parler, pas leur expliquer ce qui s'est passé. Les minutes passent pendant qu'ils enlèvent son corps et qu'ils me réconfortent, et moi, je n'arrive pas à leur dire que c'est moi qui l'ai poussée, que c'est moi la responsable. Ils croient tous à l'accident stupide, et moi, je me tait....
Quelques mois plus tard
Shauna ne vit plus que dans ma tête, les autres ne parlent plus d'elle, comme si elle n'avait pas existé. Je n'ai pas pu leur dire, leur avouer ce que j'ai fait. Et maintenant, comment leur dire, après tout ce temps ? Les hommes me courtisent, enfin la plupart, mais je n'y prend pas goût, au contraire. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé, mais non, aucun ne fait battre mon coeur plus vite, aucun ne me donne l'envie de courrir pour le revoir plus vite.
Je m'isole de plus en plus des autres, ils ne savent pas ce que je ressent, ce sentiment de culpabilité d'avoir mis fin à une vie, et surtout de ne pas en être inquiétée. Je préfère aller m'occuper des troupeaux dans la plaine plutôt que de les voir. Quand je les voit, je ne peux m'empêcher de me demander si eux aussi cachent un lourd secret comme le mien au fond de leur coeur.
Un an plus tard
Un guerrier est arrivé au village, épuisé et blessé. Nous lui avons accordé l'hospitalité et l'avons soigné. Disons plutôt que je l'ai soigné, il s'est presque écroulé sur le lit, s'endormant instantanément, et moi, je l'ai veillé toute la nuit, le regardant à chaque instant. Il n'a ouvert les yeux que 2 jours plus tard, ses blessures l'avaient beaucoup affaibli, moi, je l'avais veillé jusqu'à la limite de mes forces, me demandant à chaque instant pourquoi je n'arrivais pas à détacher mon regard de lui. Il est reparti le troisième jour, nous nous sommes longuement regardés, lui et moi, sans qu'aucun de nous deux ne parle, puis il s'est éloigné. Je ne l'ai jamais revu depuis....
Deux ans plus tard
J'ai quitté le village un soir, je me suis presque enfuie comme une voleuse. Les gens chuchottaient à mon passage, pourquoi n'a t'elle pas encore de fiancé, pourquoi elle est si solitaire ? J'imagine sans peine que dans leur petite vie bien réglée, j'étais un mystère. Je n'ai jamais pu leur avouer pour Shauna, et puis à quoi bon en parler maintenant, ça ne la ferait pas revenir, et tout ce que ça ferait, c'est me créer des problèmes.
Stupides, qu'ils ont été stupides !!!! Je voulais juste voler un peu de nourriture, mais elle m'a vue et a crié. Son mari est arrivé rapidement. Ils n'auraient pas du laisser la hache près de la cheminée, je ne pouvais pas la laisser en vie après avoir éliminé son époux qui ne voulait pas me laisser partir sans problème. Elle aurait pu me reconnaître et me dénoncer...
Souvent, il hante mes songes. Que penserait il de moi s'il me voyait maintenant...
Plusieurs années plus tard
Ma longue errance se poursuit, sans but précis, je me contente de suivre les routes, je n'ai jamais osé revenir chez les miens. Jamais je n'ai eu de nouvelles du guerrier, pourtant, quand je le peux, je continue à chercher où il peut être.
J'en viens à regretter ce que j'ai fait, arriverais je à l'oublier, ou bien à l'avouer, je ne sais pas...
Quelque temps après
Le cuir parcheminé du sac de voyage émet un grondement de protestation alors qu'elle remet dedans ses vieilles affaires qu'elle ne pensait plus revoir. Puis après un dernier regard sur les feuillets où dans de rares moments de faiblesse, elle avait retranscrit ses réflexions, elle jette le tout dans le petit feu de camp presque éteint, qui se ravive lentement. Son regard ne quitte pas les flammes le temps de la combustion, alors que sa mémoire vagabonde.
-Fini le temps des regrets...