Chroniques de Kesthrel

Souvenirs :


Voici quelques mois que je suis sur Azurya. Je ne pensais pas vous revoir… Rakarth, Sombrale…
Rakarth, tu as encore disparu, comme tu as l’habitude de le faire. La promesse que j’ai exigé que tu me fasses était difficile, je le sais, mais je sens que tu l’as respectée, et préféré partir que de rester près de moi et devoir te cacher. En cela tu seras toujours digne de mes sentiments.

La fréquentation des humains est comme autrefois… difficile, dangereuse…. Nécessaire. Leur présomption est plus grande encore que nulle part ailleurs, et leur puissance est grande. Je prend sur moi de recevoir des coups de fouet, pour le bien commun. Que Shilen me soutienne dans ma difficile et longue entreprise.
J’en ai rencontré de nombreux, surtout des jeunes hommes, attirés comme des aimants par mon apparence physique… comment peuvent-ils encore me trouver attirante ? Alors que mon corps ravagé n’est plus ce qu’il était autrefois, lorsque le temps était encore bon, la gloire présente et le moment propice… lorsque je savais encore aimer.

L’un d’eux me rappelle avec force mon cher Raeghar. Le seul et unique humain auquel je me sois donnée. Pourtant, aucun n’égale sa force de caractère et son opiniâtreté. Il était sans naissance, sans fortune, et pourtant tint tête tant de fois au tyran de la ville-mère, au péril de sa vie ! Je me souviens qu’au début ce n’était qu’un jeu pour moi, il m’amusait, me servait d’informateur très utile… et puis, je ne sais comment est-ce venu, lorsque nous partagions nos nuits… jamais personne ne le sut. Et puis, il a disparu, comme tous les autres. Je n’aurais su dire si c’était de l’amour, car jamais ce mot ne fut prononcé entre nous. Je n’aurais jamais pu m’abaisser à le prononcer pour un humain.

Pourtant, le faudra t-il ? Surmonterais-je ce dégoût ? L’humain le plus puissant que je fréquente actuellement m’attire autant que je le déteste. Il est odieux et délicieux, et j’aurais autant de plaisir à lui enfoncer une dague dans la chair qu’à lui faire l’amour…

Ah, comme vous me manquez, tous autant que vous êtes ! Délicieuse Ynirail, où est passée ta verve cinglante, tes sautes d’humeurs dangereuses… ? Yphrain, garde dévoué, ton ombre dans mon dos me manque… Très grande Valsharess, Hirildae, où l’affreux destin vous a-t-il mené, où vos pas majestueux vous ont-ils conduits ? Et Rakarth, où vont donc les mots d’amour que nous échangions, puisque désormais autour de moi tout n’est plus que néant ?

Chaque jour m'apparait de façon plus flagrante le danger que je cours. J'hésite à poursuivre. Dois-je prendre le risque d'en parler à la Tetrarch ? Comprendra t-elle ? Rien n'est moins sûr...

Je ne peux pas prendre le risque de mourir, j'ai encore des choses à accomplir.

J'ai revu mes frères sombres aujourd'hui. La jeune Absynthe, qui deviendra la pire. Elle ne manque pas de potentiel et de volonté, j'espère juste qu'elle fera attention à elle.
Le beau chaperon, Andhalyn, qui me fait sourire sans le vouloir, puisque ces actes causent mon amusement. Naemia, la grande jalouse, que je comprend tellement ! Ah, Rakarth, si une autre t'avais tourné autour ainsi, nul doute que j'aurais réagi de façon similaire !
Et puis, il y a Alyraen, et cet enfant avec lequel il s'amusait... je ne suis pas parvenu à le regarder. Trop de douleur, trop de souvenirs. A chaque regard posé sur eux je sentais mes efforts pour dissimuler mes sentiments vaciller... des efforts qui m'ont coûté trois ans de torture.

Shilen, même si je commets l'un des pires pêchés, je te supplie, je te conjure de me comprendre, et je ferais autant de fois pénitence, je souffrirais tous les obstacles que tu m'imposeras pour te témoigner la foi qui toujours est vivace en mon coeur. Si je fais cela, je ne le fais pas par plaisir. Tout ceci a un but. Un but.

Bientôt je me déciderais. Me taire et me mettre en danger ; Parler et risquer la mort par l'incompréhension.

J'ai parlé, enfin. La sagesse de la Tetrarch n'est pas une rumeur.
J'ai pris la décision d'attendre. Attendre, observer et voir. Je me rend compte que j'ai failli commettre une erreur en voulant agir seule. Me rendre coupable d'hérésie n'arrangerait rien.

Je vais rester à Gludio et prendre connaissance des volontés du Temple. Ensuite, j'aviserais des actions à accomplir. Je vois bien que mes frères et soeurs se méfient de moi, me surveillent. Cela me coûte, mais mon passé est trop lourd. Je ne peux pas leur parler de ça.

Je ferais de mon mieux pour la communauté, tout en espérant avec force le retour des miens... Rakarth... jamais tu ne m'as autant manqué. Je pensais pouvoir me passer de l'étreinte passionnée d'un amant. Là encore, je me suis trompée.

J'hésite encore à m'engager pleinement au sein des Larmes de Shilen. Je vais prier au Temple, puisse Mère m'indiquer la bonne voie...

Le ciel était gris sur Nossta ce soir là. Les corbeaux croassaient dans les arbres de la forêt noire.
Un rassemblement de sombres se tenait au dessus de deux corps inertes, baignant dans une mare de sang.
Leur fin avait été rapide, juste et méritée, semble t-il.

Le cache oeil de Kesthrel avait glissé dans sa chute, dévoilant un oeil blanc, vitreux, presque nacré, tourné vers le ciel. Son jumeau, qui avait conservé son bleu d'origine, avait perdu l'étincelle de vie qu'il possédait encore il y avait quelques heures seulement. Un filet de sang s'était échappé de l'oeil invalide, contrastant étrangement avec le flot carmin qui s'échappait de sa gorge béante.

Lil Edonil, Kesthrel Heskia, générale et conseillère de Lil Valsharess Hirildae Del Aelyval, n'était plus.

L'omniscience du grand Inquisiteur Ganossa avait eu raison de ses plus sombres secrets, et de ses graves pêchés passés. Il prononça la sentence sans appel.
Kesthrel fut conduite à l'extérieur du temple, tout près de la forêt sombre, et mise à genoux, avec sa compagne d'infortune, devant l'inquisiteur.

Les pensées de Kesthrel étaient toutes entières tournées vers la famille Del Aelyval, leur demandant pardon pour ses fautes, afin qu'ils se souviennent de la valeur qu'elle avait au temps de la gloire.
Et, surtout, bien sûr, elle pensa à Rakarth, le seul sombre dont elle fut jamais amoureuse vraiment. Rakarth, son époux, son seul regret sur la terre, la seule larme qui perla à son oeil et coula lentement jusque dans son cou, que la lame inquisitrice allait bientôt entailler.

En dernier, elle accueillit la mort avec une fatalité teintée de reconnaissance, car elle songea à l'enfant qu'elle avait porté, cet enfant dont le père était Rakarth, désormais elle en était sûre. Cet enfant qu'elle avait perdu, le plus grand regret de son existence. Désormais, elle le rejoindrait.

Ensemble. Mère, à jamais.