Une nouvelle journée palpitante s’annonce, alors que le soleil se lève à l’horizon, et qu’un vol d’oiseaux m’indique le chemin de ma prochaine quête…
Tu parles. Ça c’était il y a vingt ans, quand j’étais jeune et que je n’avais que ça à faire. Aujourd’hui… Encore un lever aux aurores pour être prête avant mes étudiants, et leur donner leur leçon quotidienne de ponctualité. Et en plus de ça, il flotte. Ça va encore puer le cuir mouillé à l’académie, en plus de la sueur. Tant pis pour mes élèves, ils vont encore faire les frais de ma mauvaise humeur. Mais bah, prendre les coups pour les autres, c’est le rôle des chevaliers. Ils savent à quoi s’attendre !
J’arrive à l’académie, déjà trempée, les cheveux éparpillés par le vent. Ça va encore être une joie de les attacher. Je sors mes clefs pour ouvrir… Quoi ? Quelqu’un a déjà ouvert ? Ou alors j’ai oublié de fermer la veille ? Impossible… J’entre, et la porte cogne contre le mur. J’ai peut être poussé un peu fort. Ça fait sursauter Mina qui affûtait une lame. Je crois qu’elle s’est coupée, parce qu’elle pousse un juron sympathique avant d’employer la magie de guérison des chevaliers, aussi nulle soit-elle. La magie, pas Mina. C’est une collègue. D’ailleurs…
- Qu’est ce que tu fais là toi ?
Elle me lance un regard dans lequel se mêlent l’agacement et la résignation. Mais faut pas croire n’importe quoi, nous sommes amies en fait. Même si sa réponse ne le montre pas trop.
- Je fais là que je bosse, moi ce matin. T’étais sensée prendre le cours de l’après midi, pauv’ cruche.
He mince. J’ai encore oublié. Levée pour rien ! Là, les étudiants vont vraiment morfler. Pour le moment, c’est le mannequin d’entraînement qui va avoir besoin d’être changé.
- J’vais me défouler sur un truc. M’entraîner aussi si ça se trouve. Appelle moi quand c’est mon tour.
- D’acc. On mange ensemble ?
Je regarde le plafond un moment avant de répondre. « La réponse est dans ta tête, pas au plafond ! » aurait dit ma vieille prof d’Histoire, à l’époque.
- Ça me va. Viens me chercher si j’arrive pas, je risque encore d’oublier l’heure.
- Tu arrêteras quand il n’y aura plus rien à casser, de toutes façons.
- Oui, t’as pas tort. Tu me prêteras un ou deux étudiants ?
- Si il en reste… A tout à l’heure, Jaena.
Bon, c’est pas tout ça, mais maintenant que je suis levée, autant faire un peu d’exercice matinal…
Je retrouve Mina à la cantine, après avoir pulvérisé quelques mannequins en bois. Ils seront encore retenus sur mon salaire, mais je m’en fiche pas mal, je vis seule. Mon mari et ma fille sont morts, et mon fils est parti avant d’avoir fini son apprentissage. Ça me fait penser que j’ai oublié de lui passer un savon à ce sujet, il faudra que je le fasse la prochaine fois que je le verrai.
Le repas est aussi ennuyeux qu’on pourrait s’y attendre, avec une petite variante par rapport à l’année passée, le « et la famille ça va – j’en ai plus – ha pardon c’est vrai » ayant été remplacé par le « et ton fils ça va – j’en sais rien pas de nouvelles ». Je ne mange pas souvent avec les autres instructeurs, en général je ne me trompe pas d’horaire et du coup je suis chez moi à midi. Bien fait pour moi, dirait Mina.
Enfin, l’heure de la curée… Pardon, de l’entraînement des apprentis chevaliers a sonné. Leur glas aussi, vu mon humeur qui est loin de s’être améliorée. J’enfile donc mon armure et empoigne mon bouclier et ma Tallum… Ah, non. On va leur laisser une chance de survie quand même. J’empoigne, disais-je, le bout de bois ridicule qui me sert d’épée d’entraînement, et me dirige vers la cour de l’académie pour la leçon de maîtrise offensive. Oh, vous aviez deviné que je n’enseigne pas les soins ? Hum, bref. Les étudiants arrivent après moi –normal–, me saluent comme il se doit, salut que je rends assez brusquement. Ça y est, ils commencent à flipper. Tant mieux, ils seront plus attentifs.
Bon, le programme d’aujourd’hui… Combat au bouclier. Forcément, quand je leur dis de poser leurs épées dans un coin, ils râlent. Il y en a même un pour oser prétendre qu’on ne peut pas se battre avec juste un bouclier, mais étrangement, quand je lui propose de faire un duel pour voir, il s’excuse et se planque derrière ses petits camarades. S’en suit une leçon de morale sur le courage et le fait d’assumer ses actes. Je précise quand même à la fin qu’on a le droit d’oublier cette leçon quand elle pousserait à mourir pour rien, puisqu’un chevalier mort ne protège plus personne. Puis je leur fais une démonstration –dans le vide, heureusement pour eux– du maniement offensif du bouclier, avant de les laisser se cogner joyeusement entre eux. Les deux filles du groupe étant un peu moins solides, je les autorise à rester entre elles, pour une fois. Il n’y a pas assez de chevaliè… Heu… Comment dit-on ça ? Enfin, de femmes chevaliers pour que je puisse me permettre d’en perdre. En fait, je ne peux me permettre de perdre qui que ce soit, il n’y a que onze étudiants. Protéger son prochain et défendre la justice n’est pas la priorité de l’humanité, malheureusement. C’est plutôt l’inverse. Bref, passons.
Une fois qu’ils ont bien cassé leurs boucliers, je leur explique en détail le mouvement correct à effectuer. Puis je les lâche sur les mannequins. Cette fois, ils s’en sortent plutôt bien. L’aînée des filles a laissé tomber son bouclier en bois et s’entraîne déjà avec le vrai. Un autre élève se serait attiré ma colère pour moins que ça, mais elle est une exception. Elle se bat mieux que la plupart de ses condisciples, et il n’y a rien à redire sur elle au niveau moral. « Elle a le même caractère de chien que toi », dirait Mina. Pour ne pas être accusée de favoritisme, j’autorise deux ou trois autres élèves un peu en avance à faire de même. A la fin de la journée, tout le monde est bien épuisé, et les boucliers en fer ont tous été sortis, ce qui apaise un peu mon humeur massacrante. A tel point que je les autorise à faire une pause pour manger. Oui, ça m’arrive de m’accorder un supplément pouvant aller jusqu’au cours suivant, après le repas théorique du soir. Pour moi aussi, c’est l’heure de la pause. Depuis le temps que je suis levée… Une petite sieste dans l’herbe me fera du bien.
- Professeur ?
- …
- Maîtresse Albion ?
- … Hein ?!
Mince, je me suis endormie. La plus jeune de mes deux apprenties est accroupie à côté de moi, avec une assiette pleine dans les mains. Elle est loin d’être aussi forte que sa camarade, mais elle est vraiment adorable. En y réfléchissant… Il faudra que je les présente à Landreth. Qui sait, on peut toujours espérer un miracle… Je la remercie avec un sourire –enfin, au moins j’en avais l’intention– et m’assied pour manger sur place. La flemme d’aller jusqu’à une table. Elle me regarde manger en souriant. Je suppose qu’elle attend pour me demander quelque chose.
- Tu ne vas pas arriver en retard à ton cours au moins ?
Elle secoue la tête.
- Non. La cloche n’a pas encore sonné.
Silence.
- Tu veux quelque chose ?
Elle cesse de sourire.
- Je me demandais… Les chevaliers doivent défendre les dames, mais nous, on défend quoi ?
Je la regarde un moment et souris en coin avant de répondre.
- Tout ce que tu veux. Protège ce que tu aimes, ceux qui ne peuvent se défendre seuls, mais aussi…
Elle me fixe avec de grands yeux, attentive.
- Protège ta fierté. Les femmes chevaliers sont encore moins prises au sérieux que les hommes. Garde le moral et ne te laisse pas abattre par des crétins qui ne comprennent rien.
Elle me regarde en souriant.
- Je vais faire un peu plus comme vous, alors.
Je lui souris en retour, juste avant que la cloche ne se mette à sonner la fin du repas.
- Va, tu vas manquer le début de ta prochaine classe si tu traînes.
Elle me salue de la main et rejoint les bâtiments. Quant à moi, je vais finir mon assiette et rentrer. J’ai besoin d’une bonne nuit de sommeil, surtout que demain, c’est moi qui suis du matin…