[Yuan]Initiation

La brume se lève sur le marais, alors que les premières lueurs du jour pointent à l’horizon. Le peu de lueur solaire qui parvient à traverser le brouillard lui donne une couleur rouge sang. Je m’agenouille, tâte le sol devant moi. Il est dur et ferme, mais je sais qu’au moindre faux pas, je me retrouverai avec un pied enfoncé jusqu’à la cheville dans la bouillie d’herbe en décomposition, d’eau et de terre qui forme le marais. Un faux mouvement, et c’est ma tête qui partira dans l’estomac d’un quelconque prédateur. Une erreur d’inattention, et c’est la mort. L’endroit est traître, et la lueur sanguine qui l’anime à cette heure du matin me semble soudain parfaitement appropriée.

Je me relève, sur mes gardes. J’inhale l’air qui m’entoure, à la recherche d’une odeur hostile, ou d’une trace de ce gaz des marais, celui qui provoque des bruits répugnants lorsque ses bulles éclatent à la surface de l’eau stagnante. Son odeur fétide est omniprésente dans le marécage, si bien qu’il m’est difficile de savoir si je suis proche d’un de ces endroits où il remonte à l’air libre. Un de ces endroits que les créatures des environs apprécient tout particulièrement. Soudain, je perçois un mouvement derrière moi. Je roule sur le côté, là où je sais que la terre restera solide. Une silhouette floue se dresse devant moi, dans la brume. Sa voix confirme ma pensée.
- Pas mal, pour un novice. Tu me sembles prometteur.
J’incline la tête à l’adresse du Marche-Plaine qui doit à peine voir le geste à travers la brume rougeâtre.
- Merci. J’ai l’habitude de traîner dans des endroits… Dangereux.
- C’est ce que j’ai cru comprendre.
Je dénote un sourire à son ton.
- Cependant, tu es encore loin du but. Tu dois pouvoir parcourir ces marais les yeux fermés, en courant sans t’arrêter.
- En courant sur l’eau aussi ?
Il laisse échapper un rire léger.
- On t’a raconté ça à toi aussi ? Je ne l’ai jamais vu faire, mais après tout… En tous cas je n’ai jamais réussi. Et toi non plus, alors concentre toi sur la mémorisation des lieux.
J’acquiesce à nouveau.
- Bien. Je continuerai à arpenter ce marécage jusqu’à ce qu’Eva…
Je m’interromps soudainement. Un mouvement, à peine perceptible, un peu plus loin. Pas un animal, ni un Marche-Plaine ; on ne l’aurait pas remarqué. L’autre l’a senti aussi. Il disparaît dans la brume, alors que je fais de même de mon côté.

La traque commence. Mes pieds bougent silencieusement, évitant instinctivement les zones dangereuses. Je commence à connaître l’endroit. De temps à autre, un coup de reins m’évite un mauvais pas au dernier moment. Je saute autant que je cours. Toujours en silence. Je sens l’intrus. Devant, un peu sur la droite. Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Mon aîné devrait déjà l’avoir rejoint. Je m’arrête, laissant mes sens identifier les environs. Plus rien. Je me remets en mouvement, attentif au moindre son, au moindre flux d’air. Toujours rien. Je ne perçois même plus la présence de ma cible. Eva me guide, que se passe-t-il ? Je m’arrête là où j’ai senti l’intrus pour la dernière fois. Plus rien. La brume commence à reculer, sa couleur vire peu à peu au gris, une teinte pas vraiment plus rassurante.

Doucement, je tire ma dague de ma botte. Mon pas suivant est interrompu par un élément étranger sur le sol. Je me baisse et retiens un cri en voyant de quoi il s’agit. L’elfe qui m’accompagnait ne verra pas les étoiles se lever, ni ce soir ni jamais. Je m’attends à être le prochain. Je me relève en esquivant sur le côté, tant pis si c’est pour rien. Un souffle d’air se fait sentir, une ombre se tient devant moi, bras tendu vers l’endroit où ma nuque se trouvait l’instant d’avant. Ma propre lame fend l’air. Plus question de se cacher. Ce salopard va payer, tout de suite. L’ennemi intercepte mon bras de sa main gauche, essayant de me tordre le poignet. J’en profite pour le tirer vers moi tout en décochant un coup de pied. L’autre réagit rapidement. Je sens qu’il attrape ma jambe, puis mon sens de l’orientation se brouille le temps d’une chute brutale dans l’eau fangeuse du marais.

Au lieu de remonter immédiatement à la surface, je nage quelques brasses sous l’eau avant de ressortir en silence. Mon adversaire m’attend, mais un peu trop à gauche. Sa position accroupie, parfaite pour guetter les remous de l’eau, me permet de lui envoyer un jet d’eau boueuse dans les yeux. Il se recule, essayant de se mettre hors de portée. Je le poursuis, calquant mes pas sur les siens, au bruit. Un coup de vent chasse en partie la brume, je reconnais devant moi une silhouette élancée, d’assez petite taille. Une elfe ? Non, impossible. J’hésite un instant. Un instant de trop. Je l’ai perdue de vue. Pire, j’ai aussi perdu mes repères. La pire chose qui puisse m’arriver, si il n’y avait pas cette tueuse en liberté.

Je vais attendre que la brume s’évanouisse complètement et aller faire mon rapport. Je n’ai pas vraiment le choix. On dirait bien que je ne suis pas encore capable de faire un Marche-Plaines correcte, ce qui ne m’étonne pas, mais me désole. Plus qu’à essayer de rester en vie assez longtemps pour faire mon rapport. Tapis dans un buisson de roseaux, je m’assieds et j’attends.

De longues heures se sont écoulées depuis l’incident. Avec la dispersion de la brume, j’ai enfin pu rejoindre le camp. Je pousse la porte de la cabane, pantelant, couvert de boue et pris de crampes à force d’être resté sans bouger dans le marais. Une voix amicale et rieuse m’accueille.
- Louée soit Eva, le nouveau, t’en a mis du temps !
Je regarde d’un air effaré l’elfe que j’avais cru mort quelques heures plus tôt, et qui à présent me sourit d’un air espiègle, une tasse fumante à la main. Une autre voix relance mon cerveau qui s’était brusquement arrêté de fonctionner.
- Yuan, je sais que nous sommes les enfants d’Eva, que l’eau est notre élément et tout ça, mais tu étais sensé t’entraîner, pas prendre un bain, tu sais ?
Je me retourne, pour me trouver nez à nez avec Alith. Elle a de la boue séchée dans les cheveux, une légère trace, mais que je ne peux m’empêcher de remarquer.
- Je me suis demandé combien de temps tu comptais rester planté là, à attendre. Si ça avait été sérieux, tu serais mort dix fois.
Je baisse la tête, honteux autant d’avoir perdu mes repères à cause d’un combat que de m’être fait prendre par leur stratagème.
- Tu m’as suivi tout le long ?
- Mae, il fallait bien que quelqu’un s’assure que tu rentrais en vie.
Son camarade repris la parole, d’une voix apaisante.
- Ne le blâme pas trop. Pour un débutant, il a bien réagi. Il n’a pas paniqué, et a agi de façon à avoir les meilleures chances de survie. Et puis, il t’a donné du mal, pas vrai ?
Elle renifle.
- La chance du débutant. Bon, j’y retourne, la prêtresse veut me voir. Mange quelque chose, Yuan. Et repose toi un peu avant de reprendre l’entraînement.
Je la regarde, essayant de savoir si elle se moque de moi.
- C’est juste un conseil. Navaer.
Sur un signe de tête, elle repart vers Heine, me laissant encore secoué par cette épreuve.

La brume s’en est allée, avec elle les mirages, les ombres et les tours de mes instructeurs ; mais je m’attends à ce qu’ils remettent ça à la première occasion. Je ne dois pas baisser ma garde. Ca pourrait toujours être réel. Maintenant je vais suivre les conseils d’Alith, reprendre des forces, puis retourner dans le marais. J’ai encore des progrès à faire si je veux devenir Marche-Plaines. De gros progrès. En attendant, les vapeurs qui s’élèvent de ma tasse de thé rouge me rappellent la brume, ce matin là. Les quelques feuilles diluées dans l’eau lui donnent une couleur rouge sang…