Tournant

La métisse regardait ses armures, hésitant sur lesquelles prendre. Elle ne regrettait pas son choix, mais l’appréhension pesait sur elle. Un soupir sortit de ses lèvres. Il fallait bien en arriver là un jour… C’est ainsi que les couples fonctionnaient, non ? Et puis, avec ce qui s’était passé récemment, elle préférait garder un œil sur lui… Les souvenirs l’assaillirent, faisant ressortir une vague d’angoisse, qui la poussa à s’asseoir sur son lit, se plongeant dans ses pensées.

C’était il y a deux jours…

S’étant disputé avec Sylidan, Erini était dans la taverne de Giran, tandis que Sylphide essayait de la raisonner. Shuren arriva alors, et une fois Sylphide partit, commença à lui faire part de ce qu’il avait sur le cœur. Son caractère toujours trop tranchant, le fait qu’elle ne faisait jamais de concessions, lui pesait. A la plus grande surprise de la métisse, des larmes commencèrent à couler. Elle l’emmena alors à l’extérieur, ne voulant pas que tout le monde voit le roi de Rune dans un tel état. Dehors ils s’expliquèrent, et les choses semblaient s’arranger quand soudainement, Shuren tomba à terre, du sang commençant à couler et s’échapper de sous son armure. Tout d’abord figée, incrédule devant ce spectacle, Erini se reprit bien vite, le secouant, commençant à paniquer devant son manque de réaction. Elle courut alors aux portes de Giran, demandant de l’aide aux gardes postés là. Pendant qu’ils transportaient Shuren vers la place, elle s’y précipita, les devançant, et chercha de l’aide. Une elfe du nom d’Athael, partit chercher Malaia la guérisseuse, et Shuren fut transporté au temple.

Là bas, il se mit à crier, suffoquer, et tenta d’enlever son armure. Erini l’y aida, pendant que les deux prêtres qu’elle avait réquisitionnés cherchaient à comprendre. Une fois l’armure enlevée, une plaie béante et fumante, semblant vivante, s’agrandissant et se rétractant selon son bon vouloir, apparut, sous les yeux horrifiés et incrédules d’Erini. C’est alors que Malaia apparut. Une chaîne de lumière apparut alors sur le corps à présent inerte de Shuren, partant de la plaie, et montant jusqu’au plafond. L’elfe fronça les sourcils, et tenta de la tirer doucement, mais rien n’y fit. Elle ne put que se contenter de fermer la plaie avec sa magie, tandis que la chaîne s’évaporait.

- Qu… qu’est-ce qu’il a ?
- C’est une malédiction sombre. Soit elle est divine, mais s’il n’a pas profané de temple de Shilen en en violant la prêtresse, on peut éliminer cette possibilité, soit elle est ancienne, vu la puissance du sort. Il est relié à quelqu’un ou quelque chose par un lien de douleur. Si la personne souffre, lui aussi. C’est possible qu’il n’en ait pas conscience mais cela m’étonnerait, depuis le temps.
- Qu’est-ce qu’on peut faire ?
- Il faut essayer d’en savoir plus mais c’est possible qu’il ne puisse pas en parler, si on l’en empêche, alors ne le brusque pas. Maintenant qu’il est soigné, il devrait se réveiller dans quelque temps.

Toute la nuit, elle le veilla, s’interrogeant sur ce qu’elle venait d’apprendre, s’inquiétant, les images de cette plaie tournant dans sa tête, la faisant cauchemarder quand elle s’assoupissait. Finalement, le lendemain, Shuren s’éveilla, ne semblant pas se souvenir de ce qui s’était passé. Quand elle évoqua la malédiction, il répondit, beaucoup trop vite au goût de la métisse « Je ne suis pas maudit, ce n’est qu’un malaise ! » Comme il quittait le temple, elle resta à ses côtés, ne pouvant le laisser de peur qu’il lui arrive une nouvelle crise, et pourtant agacée du secret qu’elle pressentait. Aliénor, apprenant le malaise de son roi, lâcha une phrase qui lui mit la puce à l’oreille. Après différents essais, elle parvient à s’isoler avec la conseillère, et la fit parler. Les différents éléments se mirent en place tout seul. Magie sombre… Lien… Luxure… Et Shuren était au courant, c’était certain.

Vexée de découvrir une nouvelle chose qu’il lui avait cachée, elle s’éloigna. Cependant, cette nuit là, alors qu’elle fixait le plafond, faute de pouvoir dormir, seule dans sa chambre au château, l’inquiétude la prit. Oui, elle lui en voulait de lui cacher cela, mais elle avait encore plus peur que, pendant qu’elle restait ici, la plaie réapparaisse. Et si c’était le cas et que personne n’était là, et si pendant qu’elle était là, à Dion, il se vidait de son sang… Alors elle prit sa décision.

Elle partit très tôt pour le château de Rune, et, alors qu’elle en revenait, sans l’avoir trouvé, elle tomba sur lui.

- Shuren, tu vas bien ?

Elle se précipita sur lui, posant ses mains sur son visage et l’inspectant, à la plus grande surprise du roi. Puis, le fixant, prenant un air sérieux, elle commença.

- Shuren, je vais te poser une question, pour la première et la dernière fois. Je te demande de répondre sincèrement, tu peux faire ça ?

Alors qu’il acquiesçait, un peu inquiet, elle se lança :

- Es-tu relié, par magie sombre, à quelqu’un ?
- Je… Je ne crois pas, non…

Il détourna son regard, et elle insista.

- Tu ne me mentirais pas, hein ?

Finalement, il lui demanda de ne pas s’occuper de cela, que c’était son fardeau à lui et pas le sien, que savoir la ferait souffrir. Elle lui expliqua qu’elle souffrait déjà, qu’elle avait une très bonne idée de ce qui se passait, mais voulait savoir la vérité, mais rien n’y fit. Finalement, elle abandonna, « pour l’instant », comme elle lui dit. Le sujet clos, elle évoqua l’idée qui lui tenait à cœur, rougissant un peu.

- Hm… je me disais… Etsijeminstallaisarune ?

Shuren la fit répéter, n’ayant rien compris tant elle avait parlé vite, et après un soupir, elle répéta, plus doucement. Il apprécia, et il fut décidé qu’elle emménage avec lui le jour même.

Elle se leva de son lit. Non elle ne regrettait pas. Elle voulait être près de lui, tout d’abord pour veiller sur lui, puis pour tenter d’en apprendre plus et enfin… un nouveau pas dans leur histoire ne pouvait sans doute pas leur faire de mal…

Appelant deux gardes, elle leur désigna quelques affaires, à faire suivre.

- Rune, me voilà…

Première nuit passée à Rune. Elle avait d'ailleurs failli ne pas se faire. Les disputes avaient repris entre Shuren et Erini, et la jeune femme avait été à deux doigts de reprendre ses affaires et rentrer chez elle. Mais ils avaient finalement fini par s'enlacer et s'endormir ensemble.

Le lendemain, la métisse prit le chemin de Dion. C'est un Crosby alerté qui la trouva, et la mena, sans qu'elle comprenne grand chose, dans une petite chambre, éloignée des quartiers habituels des habitants du château. Son père était couché là. Son teint blanc et son air si faible la surprirent tout en lui brisant le cœur. Elle se précipita à son chevet.

Les larmes coulèrent pendant l'entrevue qu'elle eut avec lui. Il lui raconta tout. Le véritable pourquoi de son absence ; il était resté là, dans cette chambre isolée, aux portes de la mort. La malédiction d'Erinnys, sa décision. Il voulait partir. Il devait au moins voir Eryn.

- Peut-être qu'elle pourra m'aider. Et sinon...

La scène ressemblait à un adieu.

Définitif.

Du haut des remparts, le vent balayant ses cheveux et les larmes de son visage, regardant la carriole partir, emmenant peut-être son père à tout jamais.

C'est en redescendant qu'elle tomba sur Firiel. Firiel. Il était ce qu'il lui fallait. Pour son père, elle voulait que l'Anarorë renaisse de ses cendres, mais elle ne se sentait pas la force de s'atteler à la tache. Firiel avait géré une armée. A eux deux, ils arriveraient sans doute à quelque chose. Elle resterait, comme son père l'avait nommée, la dirigeante de Dion. Mais il serait son bras droit, ayant presque autant de pouvoir qu'elle. Il gérerait Dion au jour le jour, sur le terrain, et elle pourrait rester à Rune. Ils prendraient les décisions de concert.

Sa décision la rassérénait un peu, lui enlevant un souci de la tête. Elle commença une hiérarchie. Idiel, le seigneur, était en tête, suivie d'elle, l'héritière, et juste derrière, Firiel, l'intendant. Elle lui laissait le soin de d’établir le reste. Ils réunirent ensuite le peu de membres encore présents, et leur annoncèrent la nouvelle. Celle qui le prit le plus mal fut Mélisandre, mais cela se réglerait entre Firiel et elle. A sa surprise, Leo sembla prêt à la suivre. Puis Firiel commença à prendre les choses en main, donnant quelques ordres, et le cœur de l'héritière s'allégea. Elle avait fait le bon choix. Dion vivrait, et elle pourrait se concentrer sur la malédiction de Shuren.

Tout en priant pour la survie de son père...

La trahison...

Elle l'avait connue déjà, mais là c'était différent.

Ca n'était pas quelqu'un à qui elle avait vaguement accordé sa confiance. Ca n'était même pas quelqu'un tout court. Tout son clan. Tous ceux représentant ce qu'il lui restait en ses terres. L'oeuvre de son père...

Elle essuya rageusement une larme. Firiel et Mélisandre... Elle avait rit avec eux, pleuré avec eux. Mélisandre, l'une des seules filles présente dans ce monde d'hommes, toujours sur la même longueur d'onde... Firiel, le premier qu'elle avait trouvé quand elle avait appris pour son père...

Son poing se serra. Leo aussi... Il avait perdu doigts et oreille pour ne pas la livrer aux orcs, alors pourquoi maintenant...

En qui pouvait-on avoir confiance ?

Elle aurait du le voir venir...

Les gardes toujours plus nombreux recrutés par Firiel. Mais comment aurait-elle pu savoir ? Elle pensait que c'était pour relever Dion...

Il l'avait bien eue.

Les visages de ses "amis" dansaient dans sa tête. Leo, Melisandre, Firiel... L'éclat des lames dans leur main alors qu'ils la faisaient mettre en prison. Et ces nouveaux venus... Ce Gaillus... Du sang neuf pour Dion, hein ? Encore une erreur. Dès qu'elle avait vu son comportement, elle avait voulu le voir partir de l'Anarorë. Mais elle avait écouté Firiel.

Stupide idiote !

Se frappant la tête de la main, elle se souvint du plaisir qu'il avait eu à la jeter en gêole, après l'avoir évidemment assomée. Il avait été le seul à lui rendre visite en prison, pour mieux l'humilier.

Le bien de Dion...

Comment, avec des gens comme ça ?

Comment, alors que les habitants sont cloîtrés chez eux ?

Les sentiments tournoyaient et l'emportaient. Amitié, confiance, joie, peine, douleur, humiliation...

Trahison.

L'Anarorë était morte. Elle avait craché au visage de Firiel et lui avait ordonné de changer de nom, d'enlever son bracelet. Il avait dit qu'il le ferait, mais que valait sa parole ?

Posant son dos contre le mur froid de la petite pièce cachée au fin fond du château de Rune, elle ferma une nouvelle fois les yeux, ramenant ses jambes repliées un peu plus contre elle.

Les choses étaient simples ; la douleur ne l'avancerait à rien. Les faits parlaient d'eux même. Ces chiens n'avaient jamais été ses amis. Leur but était le pouvoir. Ils l'avaient humiliée et avait craché sur sa famille en tournant le travail de son père en farce. Ils étaient ce contre quoi l'Anarorë s'était toujours battu.

Elle rouvrit ses yeux, à présents secs, décidée.

- Je tiendrai ma promesse, l'aube continuera de se lever, ton nom ne sera pas sali. Je libérai la ville pour laquelle je me suis battue, je le jure. Plutôt mourir que trahir. L'honneur des al Zaurak et de l'Anarorë sera lavé.

Elle se leva, droite, dévoilant pour la première fois le port et l'attitude d'une princesse, et quitta la salle.

Je ferai ce qu'il faut...

Cela faisait quelques temps déjà que la présence d’Erini à Rune ou même Giran se faisait en pointillés. On pouvait la chercher pendant des jours et des jours, sans savoir où elle était, puis elle réapparaissait, comme si de rien n’était.

L’explication était en fait plutôt simple ; la métisse parcourait le continent, à la recherche de personnes susceptibles de l’aider. Elle avait déjà le soutien de Shuren et de l’Isternia, plus quelques personnes comme Sylidan, Maelia, peut-être même les elfes de Malaia, mais elle en voulait plus.

Ses recherches semblaient avoir porté leurs fruits et elle avait repéré au port de Giran un groupe de marins prometteurs. Pour pouvoir les observer au jour le jour, elle s’était logée sur place. Quand enfin, elle se sentit sûr d’elle, elle envoya une lettre à Shuren.

« Viens me retrouver au port de Giran demain au crépuscule, j’ai une bonne surprise. »

Le dit jour, elle traînait sur les quais. Le groupe était déjà à l’auberge et elle les y rejoindrait avec Shuren, mais elle voulait profiter encore un peu de l’air marin. Elle aimait cette ambiance de marins occupés, c’était à peine si on la remarquait. Elle pouvait être elle-même ici. Elle n’avait pas besoin de mettre un sourire factice sur son visage de peur d’inquiéter les autres.

- Erini !

Le cri venait de loin. Du bord de l’eau où elle se tenait, elle pouvait voir Shuren lui faisant des signes, des mètres plus loin, pas très loin de la passeuse. Elle lui fit des signes à son tour, l’invitant à la rejoindre quand ses sourcils se froncèrent. Une personne se tenait près d’elle et elle baissa instinctivement la tête vers la lame qu’il tenait plantée dans son abdomen. L’agresseur se mélangeait déjà à la foule, elle n’avait rien vu de lui, et maintenant, tout ce qu’elle apercevait tandis que sa vue se brouillait déjà, était le dos de sa cape, battant au vent. Relevant la tête, elle put apercevoir le visage de Shuren qui semblait crier alors qu’il courrait vers elle, tandis que de ses mains elle appuyait vainement sur la plaie. Ses jambes étaient de coton.

« Reste consciente » lui soufflaient son esprit. Mais en vain. Tout tournait déjà autour d’elle et le temps semblait s’arrêter. Elle fixa une dernière fois Shuren, le visage désolé, avant de basculer, et ne réalisa pas que contrairement à ce qu’elle aurait du attendre, son corps ne touchait pas la pierre du port, mais était happé par l’eau froide et salée de la mer. Elle ferma simplement les yeux.

C’était la fin…