Etherane Saceguer: Les pages noires.

Spoiler:

Une main tendue.

Tout commença à Giran, lors d'une discussion autour du livre intitulé "Psychanalyse du Pouvoir". L'homme qui le lisait suggéra la bibliothèque de Rune à Etherane, qui ne mit pas longtemps à s'y rendre.
Si les rangées de tomes n'excédèrent en rien ce qu'elle avait espéré, une atmosphère étrange s'occupa d'attirer son attention sur la vaste Forêt des Morts en contrebas.

Elle erra, contemplative, sous la triste frondaison de ces arbres corrompus, leur écorce grise d'avoir trop longtemps baigné dans cet air si chargé de sombre arcane.
Lourde, noire, et pourtant enivrante, presque palpable, comme si à tout moment l'on pouvait tomber sur des mânes sans que cela ne surprenne.

Pourtant, c'est face à une robe noire qu'Etherane se retrouva, et c'est peut-être pour cela que cela la surprit tant. Ils s'étudièrent mutuellement un moment en silence, étrangement à l'aise dans ce lieu si singulier, c'est pourquoi il ne leur fut pas difficile de déduire qu'ils avaient quelque chose en commun.

Ils s'apprirent patiemment avant d'échanger des études et de travailler ensemble, Etherane apprenait beaucoup de ce contact, plus même qu'elle ne l'aurait jamais cru possible.
Elle était fascinée par les résultats, ne s'émouvant pas sur les sujets parfois utilisés, voire abusés... Même si ces méthodes n'étaient pas les siennes, elle ne commentait jamais autrement qu'objectivement leur produit, ce qui lui plu peut-être.

Lui... il se moquait bien du Pouvoir, ce qui importait était le Savoir. Pourtant, Etherane et Lui étaient d'accords sur le sujet: certains savoirs amenaient inexorablement le Pouvoir, et ce Savoir qu'ils approfondissaient était de ceux-là. Cependant, seuls les faibles d'esprit perdaient la pureté du Savoir pour s'épencher sur le Pouvoir.
Le Savoir, lui, était noble, il était tout. Il se moquait du Bien et du Mal, il ne s'intéressait qu'à la Vérité, et la Vérité n'avait pas de prix...

Et puis un soir, il lui tendit la main. Des personnes comme elle avaient une place à prendre dans son académie. Elle ne se fit pas prier. L'Art Noir était bien le plus complexe, et par conséquent le plus fascinant d'entre tous.
Certains maîtres ne se proposent qu'une fois, et cette occasion là, elle ne la rata pas.

Ceux qui savent.

On l'avait laissée seule dans les sous-sols de l'académie, loin des élèves et des laboratoires, loin des balbutiements de certaines magies... Seule, dans cette salle sombre aux senteurs de vielles pages et d'herbes.

Il y était allumé de-ci de-là ces chandelles qui avaient envahi les recoins de l'académie, ces chandelles qu'elle avait mises au point. L'épais mélange d'herbes et d'un soupçon de magie était séché en moules pour prendre la forme souhaitée. Certains élèves avaient créé des têtes de mort avec, une récurrence qui avait fait résonner le rire d'outre-tombe du Seigneur Icarus dans toutes les salles.
Lorsqu'on les allumait, c'est une flammèche verte qui prenait vie, elle répandait une odeur entêtante pour les novices, mais elle permettait surtout sans trop d'effort d'assécher l'air pour conserver mieux les livres.
La présence de ces chandelles donna quelque chose de familier à la salle qu'elle scruta un moment en silence, avant d'en revenir au volume ouvert sur la table devant elle.

"Il y a des Vérités qui ne sont pas connues de tous, des Vérités que certains préfèreraient voir perdues. Ceux-là ont trop peur de devoir faire preuve de courage et d'entreprise pour regagner ce qu'ils y perdraient ; c'est ainsi que va le monde, c'est par ce genre d'engeance couarde qu'il est tenu en laisse. La Vérité que renferme ce livre n'est dangereuse que pour les imbéciles. Cette Vérité, je te l'offre."

Elle referma précautionneusement l'ouvrage antique, méditative. Ce qui était inscrit là avait un étrange goût d'évidence qu'elle ne parvenait pas à définir, une évidence perdue dans le temps, dissimulée par l'Eglise d'Einhasad pour parvenir à des fins qu'elle ne qualifie jamais autrement que d'infamies lorsqu'elles ne sont pas réalisées par sa propre main.

Elle en rit, satisfaite de ne pas se savoir fille d'un simulacre de Justice et de Lumière. Le Maître était revenu jusqu'à la salle, et sourit en la voyant faire. Lorsqu'elle leva les yeux sur lui, il ajouta simplement...

"Bienvenue parmi ceux qui savent, Etherane."

Terrain d'exécution, le cycle des âmes.

Dion.
Kaspar regarda le Maître Herboriste de l'Académie arriver d'un pas énergique et colérique, et sourit légèrement de la mauvaise humeur de la jeune femme.
Elle avait quelques mandragores de Dion vivantes attachées au côté, dont le calme était certainement dû à celle d'entre elles qui pendait inerte au milieu du paquet, le cou brisé. Il s'approcha, curieux de cette humeur qui était chez elle fort rare.

- Et bien Etherane, d'où vous vient donc cette colère ?
- Ha ! Je rentre juste de Dion où je suis allée prélever quelques mandragores monstrueuses pour les étudier... J'ai l'impression parfois que nous ne sommes vraiment entourés que de demeurés heureux de le rester, cela fit sourire Kaspar. Ils m'ont pourtant demandé ce que je faisais de mes plantes animées, alors j'ai essayé de le leur expliquer et de leur soutirer quelques renseignements sur le territoire où elles se trouvent.... Pensez-vous qu'en tant que locaux ils auraient eu le moindre début de réponse ? Non... rien... ils ont fui aussi vite qu'ils ont pu, comme si ma conversation leur donnait mal au crâne !

Kaspar posa une main sur l'épaule de la jeune femme.
- Allons, allons, ne vous offusquez donc pas ainsi. Après tout, il y a toujours eu plus d'ignorants que de personnes qui savent ou veulent savoir.

Son fin sourire plein de sous-entendus finit de la détendre, et elle lui lâcha un "Vous êtes incorrigible." dans un éclat de rire, avant de rejoindre son laboratoire pour débuter son étude.
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A la lueur d'une chandelle.

Au milieu de la sombre grotte dans laquelle avait été installé son laboratoire, la jeune femme n'avait pas encore fini de débarrasser. De multiples fioles avaient été étiquetées avec soin et alignées, des cadavres de mandragores côtoyaient les véritables plantes dans une jarre sur le côté, alors que le dernier était encore étendu au centre d'un pentacle et de ses glyphes tracés au sang.
Le crissement de la plume sur le papier était tout ce qu'il restait à présent, les cris perçants des mandragores s'étant enfin tus avec elles.

Cela fait à présent plusieurs dizaines que j'étudie les spécimens animés de Dion. Je n'ai à présent plus de doutes sur leur nature. Les mandragores plantes et les mandragores monstrueuses ont les mêmes propriétés en tant que mandragore, l'âme que recèle la mandragore monstrueuse n'affectant pas ses propriétés malgré sa nature.

J'ai en effet pu déterminer celle de ces âmes que j'ai arrachées aux mandragores monstrueuses. La haine les a longuement rongées, si bien qu'il ne reste pas une once de sentiment ou de raison en elles. Il est ainsi aisé d'en déduire que ces âmes errantes néfastes ont été attirées par l'atmosphère chargée en arcane sombre et ont fini par s'incarner en ce qu'elles pouvaient: mandragores, arbres,...

Grâce à ce que je sais du massacre qui eut lieu sur ce terrain, il m'apparaît clairement que les non-morts qui le arpentent ont des âmes d'une autre nature. Je parie sans hésiter sur celles des villageois morts ici, dont la soudaineté de la mort a fait prédominer incompréhension et aussi refus d'acceptation de leur nouvel état.
Par contre, leur nombre est particulièrement important pour être parvenu à imprégner ainsi l'air. C'est comme s'ils s'étaient maudits eux-mêmes en s'empêchant de trouver le repos, et ce même si leur enveloppe tombe. La force des sentiments est parfois surprenante.

Pour vérifier la pertinence de mes déductions, je suis enfin parvenue à mettre au point l'élixir ectoplasmique. Je suis partie des bases de la liqueur ectoplasmique dont raffole le Seigneur Icarus et nous avons travaillé ensemble sur la finalisation de l'élixir. Visiblement les effets sont bien ceux que nous recherchions et fonctionnent aussi bien sur les non-morts que sur les vivants.
Maître Hardin a grandement rit quand nous lui avons expliqué avoir testé sur trois élèves avant que le Seigneur ne daigne y goûter. Personnellement, je pense qu'il faut éviter de trop utiliser les élèves de la sorte, mais après tout je ne les y ai pas forcés (et cela n'améliorera pas leurs notes en herboristerie).

Je me rends de ce pas au terrain d'exécution pour vérifier ma théorie.
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Ceux qui jamais ne reposeront en paix.

Elle avait Heka sur les talons, alors qu'elle arrivait sur le terrain d'exécution au petit matin. Elle avait pris l'habitude de le voir s'intéresser à ses études, et ne voyait pas d'inconvénient à répondre à ses interrogations jusqu'à une certaine limite.

Il y avait quelque chose de pesant dans cette atmosphère, serait-ce la légère brume qui donnait cet effet, ou la tension à l'idée de prendre l'élixir ectoplasmique pour la première fois... La question l'effleura du bout des lèvres, puis s'en fut sans sa réponse, la jeune femme n'avait plus d'intérêt que pour cette sinistre étendue en face d'elle et cette fiole qu'elle serrait dans sa main.

Elle se décida enfin à retirer le bouchon, plissant le nez à la seule odeur de la potion. Le jeune homme à son côté demeurait silencieux, le regard interrogatif, ensuite, tout alla très vite...

Rien que le souvenir de son goût me le ramène dans le palais. C'est amer, la texture est vaporeuse, c'est désagréable. Je suppose qu'essayer de manger un nuage ou d'avaler une âme reviendrait un peu à cela. Du moins, c'est ce que m'expliquait le Seigneur Icarus... je me demande s'il est sérieux lorsqu'il m'affirme que je devrais essayer.

Heka ne pu s'empêcher de faire un pas en arrière, surpris par le changement du regard de la jeune femme, mais il ne put se résoudre à en faire ne serait-ce qu'un second, fasciné par ce qu'elle voyait, commentait, déduisait...

L'élixir ectoplasmique permet de voir les âmes, et c'est quelque chose que tous les esprits ne sont pas en mesure de supporter. On ne peut leur parler, et elles ne nous perçoivent pas mieux que d'habitude, mais en combinant avec quelques détections magiques, il devient aisé de lire ces âmes. Colère... souffrance... solitude... c'est ce qui revient le plus souvent chez celles qui errent. Celles des êtres vivants sont beaucoup plus riches et changeantes.

Lorsque l'on comprend une âme et que l'on parvient à la cerner, il devient plus facile de la manipuler, même si elle manifeste de l'hostilité.
Toutes les âmes sont parfois nimbées de bribes de mémoire d'un passé révolu, ça aussi cela peut être utile. On peut rester un moment à les regarder passer et à les étudier, mais à trop s'y pencher, on peut tomber dans la folie...

J'ai pu grâce à cette horrible mixture faire des expériences bien plus poussées sur les âmes de là-bas, ainsi me fut-il aisé de tracer leur cycle sur cet obscur terrain.
Je garde cependant mes conclusions pour l'académie, le commun n'a pas besoin de savoir certaines choses...

L'élixir était puissant, et les pupilles d'Etherane furent grises tout le temps de son effet, ce que lui fit remarquer Heka. Il préféra qu'ils patientent en dehors de Dion, inquiet des réactions que pourraient avoir les habitants. La jeune femme doutait de cela, notamment parce que la populasse lui était étrangère, mais elle fit preuve de patience.

Elle en avait fini avec le terrain d'exécution, et allait enfin pouvoir s'éloigner de Dion. Quelque chose lui avait déplu, et elle avait la mémoire aussi insaisissable que longue...

Une âme perdue.

Heka. Ce jeune homme demeurait une énigme pour Etherane. Il manipulait la même arcane qu'elle, pourtant il lui semblait qu'il lui manquait quelque chose.

Maintes fois, il l'avait accompagnée durant ses recherches, il était attentif, doué, mais avait bel et bien des failles dans son utilisation de la sombre arcane, semblant avoir besoin d'un soutient.
Il ne lui apparaissait pas comme étant capable d'y évoluer librement seul, comme si quelques états d'âmes pouvaient parfois arrêter sa main, le limitant dans cette délicieuse expérience, lui fermant les portes de connaissances complexes et parfois obscures.

Et puis... elle ne comprenait pas son intérêt pour l'Ascordrann. Elle avait pourtant fait en sa présence de bien désagréables expériences. Insultes, bagarres d'ivrognes, engueulades de charretiers et ordres plus beuglés que donnés. Elle se demandait comment il espérait s'épanouir et profiter de son arcane.

Lorsqu'elle en discutait avec lui, ses arguments lui semblaient toujours bancaux, alors elle le jugea... naïf...

Gehenna, l'appel des ombres.

Rune était une cité qu'elle connaissait à présent fort bien. Entre la Forêt des Morts, la Vallée des Saints, et la bibliothèque, la jeune femme avait bien des sujets de réflexion. Elle avait de fréquents contacts avec Anton, bibliothécaire et spécialiste en langues anciennes, et avait ainsi pu participer à des travaux intéressants, ou écouté des heures durant ses aventures de traducteur et ses découvertes.

Anton était un maniaque, avec ses bons et ses mauvais côtés, mais il gardait dans ses archives bien des trésors que ses manies avaient permis de conserver dans un état remarquable. Le livre qu'elle était d'ailleurs en train de terminer était un ouvrage ancien d'herboristerie dont les illustrations avaient des détails peu communs.

Quant au coin de rue, des pas précipités amenèrent un grand gaillard jusqu'à elle, et ils se percutèrent dans un fracas de cartes et de livres. Le précieux ouvrage se retrouva dans la poussière de Rune, et malgré toutes les attentions et les excuses de l'homme en uniforme, l'un des coins avait bel et bien reçu un coup.

L'oeil critique de la jeune femme s'arrêta brièvement sur les cartes de navigation que l'homme ramassa ensuite, continuant de se confondre en excuses. Alors qu'il sortait sa bourse en déclarant vouloir rembourser le livre, elle lui parla d'Anton, de ses manies, et du coup que venait de prendre l'un de ses précieux ouvrages appartenants à Rune, ainsi comprit-il vite ce à quoi il allait bientôt devoir s'exposer.

Sans se défiler, il alla quérir dans ses affaires un vieux tome qu'il avait récupéré lors d'une de ses aventures en mer, espérant pouvoir apaiser le monstrueux bibliothécaire, et, avec fatalité, emboîta le pas à la jeune femme amusée.

Le grand hall de Rune résonna bientôt des hurlements d'indignation d'Anton, la demi pliure que venait de prendre la couverture de l'ouvrage d'herboristerie sembla lui arracher le coeur, mais les gardes fort habitués aux excès du bibliothécaire n'eurent guère plus qu'un bâillement en réaction.

Puis plus rien. Et les gardes jetèrent un oeil inquiet à l'intérieur, mais Anton demeurait simplement bouche bée devant le livre qu'offrait l'homme pour se faire pardonner. Il était médusé, et quelque part mal à l'aise, mais il grommela que cela ferait l'affaire, puis il tendit l'ouvrage à la jeune femme, affirmant qu'il ne le comprenait pas...

Lorsque mes doigts ont effleuré la couverture craquelée, j'ai su que ce livre n'était pas de ceux que tous peuvent lire. Comme s'il grésillait sous ma peau, comme s'il laissait s'échapper quelques murmures prêts à me surprendre. Je tressaillais, la langue noire s'était répandue sur les pages, voluptueuse, sous le trait d'une plume habile. Gehenna...

Les deux humains demeuraient dans l'expectative, observant la jeune femme qui en sursauta avant de déclarer en souriant qu'elle allait se pencher sur le sujet pour Anton. L'homme en uniforme l'entraîna bientôt en dehors de la bibliothèque, avide de respirer au grand air.

Sa main ne quitta pas le sac dans lequel elle avait glissé l'ouvrage, mais l'homme s'accapara son attention en lui déclarant qu'à l'avenir il penserait à lui remettre ce genre de livres, s'il en découvrait, n'en ayant pour sa part aucune utilité.

Ils discutèrent encore un instant sur les pavés de Rune, elle venait de faire la rencontre du Capitaine Duval.

Un vent marin.

Elle avait du mal à se concentrer, et releva les yeux sur les flammèches des chandelles qui dansaient sur son bureau. Sa colère était retombée, et c'était à partir de là que son esprit s'était mis à vagabonder. Elle tapota la page de l'ouvrage qu'elle avait recueilli sur l'île aux cristaux, avant de finir par se redresser complètement pour contempler le plafond. Elle n'arrivait pas plus à traduire pour le moment qu'à se concentrer, baissant finalement les yeux sur les textes anciens empilés à sa gauche, elle soupira.

Son regard parcourut lentement la pièce. Quelque soit l'angle sous lequel on l'observait, des étagères en bois sombre croulaient sous le poids des tomes entretenus avec minutie. Elle se leva, faisant le tour de son bureau pour se dégourdir les jambes, avant de se poser sur le meuble, observant le miroir qui était accroché à la porte.

Il n'y avait pas de fenêtre. Pas de paysage indéfinissable à contempler. Pas de brise légère à écouter. Les derniers événements avaient réveillé d'étranges et parfois amers souvenirs, et ils étaient venus la perturber. Elle partait souvent sur les chemins pour ses recherches, mais elle réalisa pour la première fois que c'était la première étude où elle travaillait qui n'avait pas de fenêtre, et depuis laquelle elle ne pouvait ni voir, ni entendre la mer.

Les grandes étendues bleues avaient toujours fait partie des décors dans lesquels elle avait évolué, pourtant elle n'avait pas remarqué leur absence jusqu'à ce jour.
A Azur, la mer servait d'horizon, elle faisait partie du quotidien. Ses colères, ses chants, son parfum... Enfant, elle avait participé à ces courses de chaloupes et de petits voiliers, elle avait appris les légendes des marins, décampé entre les caisses du marché au poisson... Oui, elle avait fait tout cela, avec ses amis, et avec Glenmore...

Elle se prit la tête entre les mains, comme si un étau venait de la lui écraser. Elle le maudit encore, puis lui pardonna, se pardonna...
Dans le fin cristal qui reposait sur le bureau, une lueur désespérée perça, et la jeune femme en sourit, secouée par quelques relents de rancoeur. Ses mains tremblèrent jusqu'au cristal qu'elle étouffa entre ses doigts gelés. Grâce à Tifaren, elle l'avait rappelé, elle le tenait à sa merci. Elle lança violemment le cristal contre le sol, qui y rebondit dans un claquement mais sans même y perdre un éclat, protégé par sa magie. L'âme s'était éveillée, perdue, désemparée, terrorisée, lourde d'une tristesse enlisée dans l'incompréhension.
La jeune femme écrasa le cristal sous sa botte et eut un rire incontrôlé.

Et puis, la crise passa... Elle remit le réceptacle sur son socle, et s'affaissa lentement sur le bureau. Elle s'endormit là, écrasée par des sentiments contradictoires, et Gehenna la contempla depuis son portoir, prêtant l'oreille au tumulte dans sa tête.

Le flot d'une âme.

Des élèves s'agglutinèrent promptement pour regarder passer la Maître Herboriste, ses grands pas fluides la menant avec entrain vers la réserve de plantes. Tout le monde à l'académie l'avait remarqué, et les épaules des élèves s'affaissèrent, comme autant d'amoureux éconduits: leur Maître était radieuse, radieuse comme une femme accomplie et satisfaite.

Ils murmuraient parfois, l'épiant, se demandant bien si un autre Maître de l'Académie était responsable. Ils avaient eu tôt fait de rayer Maître Mordred de la liste, rien que l'entendre prononcer le mot vengeance à longueur de journée leur donnait froid dans le dos, ils avaient eu plus de mal avant d'en rayer Maître Galadrid, n'y avaient même pas inclus le Seigneur Icarus qui les bouda en regardant leur papier, et n'avaient donc maintenant d'yeux que pour Maître Kaspar, n'osant les porter sur le Maître Hardin.

Etherane eut un regard en arrière pour eux, qui leur transperça le coeur de terreur. A présent, un sourire ne quittait jamais ses lèvres, se modulant en fonction de ses humeurs, entraînant avec lui ce regard qui donnait toujours l'impression de voir jusqu'à leur âme et d'être capable à lui seul de leur communiquer toute une gamme d'amabilités... ou de menaces.
Ils se remirent à respirer quand elle disparut dans la réserve, puis soupirèrent de plaisir: ce qu'ils pouvaient aimer la voir comme ça.

Kaspar, lui, eut un soupir de dépit en les regardant faire. Il les renvoya à leurs grimoires, avant de poser les yeux vers la réserve, souriant légèrement en repensant à ce que lui avait dit Le Maître. Tournant les talons, il retourna à ses dossiers.


Hardin se tenait debout dans le bureau encombré de la Maître Herboriste, et en faisait tranquillement le tour du regard. Sa nouvelle étude était là, et même lui restait songeur face au langage dans lequel était écrit ce livre. Un réceptacle plein était aligné avec d'autres vides, fraîchement terminés, sur une étagère. La liste des baumes de la réserve était également ouverte.
Un sourire se dessina sous sa moustache sombre alors qu'il repensait à sa disciple.

Sa condition actuelle avait amené une grande stabilité à son âme qui avait jusqu'alors eu du mal à bien supporter les différentes malaxations provoquées par l'assimilation des élixirs de transmutation et ectoplasmiques. Il était pour lui amusant de constater comment elle était parvenue à s'équilibrer entre ses différentes formes en réaffirmant celle qui était sa forme originelle, ce schéma ne lui étant à lui même pas venu à l'esprit.
Pleine de surprises, elle était même montée jusqu'à supporter cinq formes différentes, et il ne put s'empêcher d'attendre avec envie sa prochaine évolution.

Le regard Du Maître s'arrêta sur Gehenna, et un autre sourire lui vint lentement. Il avait bien senti qu'une de ses copies était revenue jusqu'ici, et se demanda comment elle avait pu mettre la main dessus, mais il éprouva une nouvelle fois une profonde satisfaction, et se retrouva encore dans une expectative presque frustrante mais jouissive.

Il partit d'un grand éclat de rire avant de fixer la couverture antique, et ils demeurèrent ainsi à s'observer, comme emportés dans une longue conversation silencieuse.

Un pas en avant.

Silencieuse, elle regardait par le hublot les remous de cette mer qui doucement la berçait. Elle ne se sentait jamais plus sereine qu’en contemplant l’étendue bleue, et avançait finalement plus vite sur ses études depuis qu’elle les menait pour leur majorité en ce lieu.

Un léger grésillement vint lui lécher le bout des doigts, et elle tapota doucement Gehenna en réponse. Depuis un certain temps, il n’avait de cesse de l’amadouer, de peur peut-être de s’empoussiérer à présent qu’elle savait tout de lui, et c’était pour répondre à l’un de ses propres caprices qu’elle le posait parfois sur le bureau au centre de la cabine. La couverture rouge sombre avait en effet le don de lui rappeler l’académie, ce qui l’amusait toujours sans véritable raison. Le Maître lui avait pourtant très peu parlé de Gehenna, affirmant que le mieux placé pour en parler était Gehenna lui-même, et une fois sa lecture faite, elle ne put lui donner tord.

Elle ferma les yeux, un fin sourire aux lèvres, repensant à tout ce qu'elle avait encore à faire.

Friandise.

Les raisons qui avaient poussé le Maître à accepter cette requête stupide lui étaient inconnues, mais même s’il avait refusé de les lui donner jamais, elle n’aurait pu simplement penser lui refuser ce qu’il lui avait demandé.

Et puis un matin, avant qu’elle ne commence sa série de cours, il vint la trouver dans son bureau et s’installa tranquillement face à elle.

- Etherane, il faut tout de même que je te fasse part de ma récente satisfaction, ce fin sourire elle le connaissait bien.
- Maître ?
- Tu sais ce dont je parle, tes interrogations ne m'ont bien entendu pas échappées, je te connais trop bien, il se pencha en avant pour poser les coudes sur le bureau et joindre les doigts devant son visage, comme à son habitude, Je voulais voir le niveau de contrôle de l'arcane que tu avais acquis, c'est quelque chose qui devient très important pour que tu continues de progresser… et pour certaines études que j'ai à mener. Maintenant je vous ai tous les deux: Kaspar, et toi. Elle s'en amusa, oui, c'était bien ce sourire là.
Concernant la Sombre, j'ai directement ponctionné de l'énergie vitale à son âme. Il est intéressant de voir que le flétrissement de l'âme se répercute directement sur le corps, cela confirme bien ma théorie sur la transmutation, même s'il n'y avait pas besoin de confirmation, il releva légèrement le nez de fierté. L'âme s'est adaptée à cet état, en fait c'est comme le vieillissement du corps: cela ne va jamais que dans un sens.

Elle eut une pensée pour Heka, qui l'avait plusieurs fois sollicitée sur le sujet, mais à présent qu'elle savait exactement ce qu'il en était, il fallait qu'elle éclaircisse tout cela, ainsi en parla-t-elle longuement à Hardin, qui s'en amusa grandement.
C'est Kaspar qui vint les interrompre en rappelant au Maître Herboriste que ses élèves l'attendaient. En se levant, la jeune femme sourit en posant les yeux sur l'homme en rouge sombre qui la suivait du regard.

- Il faut dire que vous êtes tellement gourmand, Maître.
- Si peu, glissa-t-il innocemment.

L'éclat de rire d'Hardin l'accompagna dans les couloirs, et elle leva les yeux au plafond en gloussant elle-même: il était vraiment incorrigible.

Les œuvres de l'Ancien Temps.

Elle tapota la couverture de l'ouvrage qu'elle avait récupéré sur l'île aux cristaux, méditative. Même si elle avait pris le temps d'en faire une copie, elle aimait à utiliser l'original dont le grain lui glissait sous les doigts avec légèreté, et comme elle avait terminé la préparation du piège à poison qui lui avait été demandé, elle avait tout le temps de se pencher sur la question.

Elle en était désormais certaine, c'était bel et bien un traité sur l'énergie des cristaux: les schémas, des inscriptions identiques à celles des ruines du laboratoire… A présent, elle allait faire appel à tous ses contacts, le langage de l'ouvrage demeurait un mystère, mais leur résisterait-il encore longtemps.

Ses carnets de notes étaient ouverts, tous ses relevés, tous ses croquis, toutes ses annotations… La tour de Cruma, la montagne d'Aden, et biensûr les ruines du laboratoire de Pavel.

Elle avait appris beaucoup de choses en aidant la Guilde de la Clé de Bronze et Atlanta, c'était d'ailleurs grâce à cela qu'elle pouvait maintenant obtenir de la nébulite par l'intermédiaire des Nains, plutôt que d'aller en récupérer elle-même dans le cratère de la Tour d'Ivoire. Ils l'appelaient la pierre étoile, et ils commençaient sérieusement à savoir l'utiliser à la façon des Géants.
Elle demeurait impressionnée par les Nains. La nébulite en elle-même était encore inconnue par beaucoup d'aspects, et pourtant, eux, avaient retrouvé l'Art mécanique d'exploitation de cette nébulite.

Etherane était donc retournée voir Yumi aux ruines du laboratoire, et lui avait présenté le livre de l'île aux cristaux. Si les Nains gardaient jalousement ce qu'ils savaient, ils étaient capables de le partager lorsque le gain promettait d'être plus important que le don.
Cela avait été le cas auparavant, c'était également le cas ici ; s'ils découvraient les secrets de la nébulite, jusqu'où pourraient-ils aller ?

L'humaine suivit le regard de le Naine rêveuse, il s'était posé sur les restes du laboratoire qui flottaient tranquillement dans les airs…

Celle qui lit les âmes.

Spoiler:

Les petits incidents durant leurs expériences sur son âme avaient des inconvénients, mais aussi quelques avantages non négligeables à présent qu'elle était enfin stabilisée.

Contrairement à ce qu'elle aurait pu penser, le Seigneur Icarus l'avait incitée à entraîner ses yeux sur le commun des mortels, dont la lecture ne présentait aucun intérêt. Elle admit plus tard que ce manque d'intérêt du contenu permettait de se concentrer sur le reste, ce qui fut une aide remarquable dans les premiers temps.
Elle s'était parfois demandée si elle le supporterait à la longue, mais la pratique balaya ses doutes plus rapidement qu'elle ne l'eut cru possible, ainsi prit-elle l'habitude de les étudier…

…Les états de l'âme… Les lire était un exercice aussi difficile qu'éprouvant, mais cela présentait des possibilités étrangement savoureuses, et son maître en la matière s'en délectait lui-même depuis des millénaires. Il y avait par contre cette désagréable sensation qui restait lorsqu'elle stabilisait son âme à ce niveau… celle de se sentir plus proche des non-morts que n'importe quel être vivant.

Le Seigneur Icarus en rit lorsqu'elle le lui fit remarquer, il ne perdait pas espoir de lui faire un jour manger une âme. Elle perdait à ne pas y goûter… mais ça, c'était selon lui…

Et au dessus de la mer agitée s'éleva un soleil ardent.

Les événements du port de Rune la travaillaient invariablement. Dans quel état serait-Il en voyant ce qu'il était advenu de Son navire et de Son équipage ?
L'officier qu'elle avait rencontré lui avait appris des choses qui ne l'étonnait guère, mais même si Lui aussi devait se douter de cela, quelle réaction aurait-Il ?

L'officier émit un doute, celui qu'elle se refusait à formuler, et elle lui avait transmis en retour cette confiance qu'elle voulait inébranlable. Mais tapie tout au fond de son âme, elle rodait encore, prête à la dévorer si elle baissait sa garde… la peur. Pour cette fois encore, elle la piétina avec énergie.

Cependant, Hardin, Kaspar et Icarus avaient bien senti son trouble. Elle avait parfois du mal à se concentrer sur les sujets sensibles de la nécromancie, alors Hardin vint la trouver dans son laboratoire.

Il savait bien que si elle ne restait pas maître de ce trouble, son âme risquait de s'agiter de nouveau, et il ne comptait pas si facilement la laisser se disperser, car il avait besoin d'elle.
Alors, il lui tapota la main comme un ami attentif.

Et bien ma chère, je te sens bien déconfite ces derniers temps. J'ai l'impression que ce qu'il te faut c'est un bon exutoire. Que dirais-tu d'étudier un peu la magie du feu ? Oh ce n'est rien de bien compliqué, mais il est toujours intéressant de comprendre même la plus simple des magies, et puis mettre le feu à tout ce qu'on trouve peut avoir quelques côtés jouissifs, hm ?

Elle ne semblait pas totalement convaincue, mais se changer les idées était peut-être en effet la meilleure chose à faire pour regagner pieds. Il l'emmena à sa suite en discutant d'un ton badin ; il avait bien des livres sur le sujet qui dataient de l'époque de la Tour d'Ivoire… et il était certain qu'elle regagnerait consistance un moment…